Les fonctions positives de la pauvreté

Publié le par Le PieD de BichE

( Source : Contretemps )

 

La pauvreté est ordinairement étudiée par le biais des difficultés qu’elle provoque, des coûts qu’elle engendre, des politiques publiques ou privées qui la causent, ou bien des conséquences qu’elle produit sur les populations concernées. Dans cet article classique paru en 1972 dans l'American Journal of Sociology, inédit en français et précédé d'une introduction de Hadrien Clouet, Herbert Gans renverse la perspective et cherche à identifier l’intérêt qu’ont certains acteurs au maintien ou à l’extension de la pauvreté. Au lieu de pointer les problèmes issus de la pauvreté, il en recherche les avantages : si elle survit aux politiques publiques, c’est que la pauvreté profite selon lui à certains groupes sociaux.

 

Herbert Gans est un sociologue américain et enseigne à l'Université de Columbia de New York. Il est notamment l'auteur de Popular Culture and High Culture (1974), Deciding What's News (1979) et The War Against The Poor (1992). Ce texte est traduit de l’anglais par Hadrien Clouet, doctorant au Centre de Sociologie des Organisations, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 

 

Résumé

 

L'analyse fonctionnelle à la Merton est employée afin d’expliquer la persistance de la pauvreté, et quinze fonctions que remplissent la pauvreté et les pauvres pour le reste de la société américaine – notamment les plus aisés – sont identifiées et décrites. Des alternatives fonctionnelles sont suggérées, qui se substitueraient à ces fonctions et rendraient la pauvreté superflue. Mais les alternatives les plus importantes sont elles-mêmes dysfonctionnelles pour les riches, car elles nécessitent une certaine redistribution des revenus et du pouvoir. Une analyse fonctionnelle de la pauvreté arrive donc aux mêmes conclusions que l'analyse sociologique radicale, démontrant à nouveau l'assertion de Merton selon laquelle le fonctionnalisme ne s'avère pas forcément conservateur dans ses perspectives idéologiques ou ses implications.

 

 

Introduction

 

En septembre 1972, aux États-Unis, alors que les "libéraux" les plus progressistes, la Nouvelle Gauche et les mouvements sociaux traversent une période politique difficile (assassinats de Martin Luther King, Malcolm X, Robert Kennedy, fin de la « guerre à la pauvreté », échec de l’aile pacifiste des démocrates à prendre le parti pour mettre un terme à l’engagement au Vietnam, constitution de mouvements conservateurs organisés en réaction aux conquêtes féministes, suspicion généralisée sur le gouvernement fédéral à l'aube du scandale du Watergate…), Herbert Gans publie dans l’American Journal of Sociology un article inversant radicalement la lecture classique de la pauvreté.

 

Né en 1927 à Cologne, Herbert Gans quitte l’Allemagne nazie à 11 ans. Sa formation aboutit à un doctorat de planification et sociologie à Chicago en 1950. Il débute sa carrière dans des cabinets privés, où il travaille sur les enjeux sociaux de la politique urbaine. A partir de 1953, il s’oriente vers une carrière académique, enseignant la sociologie urbaine et la planification. Toujours actif au département de sociologie de Columbia, depuis 1971, il se dédie désormais exclusivement à l’écriture, suivant les deux fils de son parcours intellectuel : les questions d’égalité et de démocratie. D’abord concentrée autour des politiques urbaines anti-pauvreté (ou, en tout cas, nommées ainsi), son activité de recherche a évolué au cours des décennies pour embrasser les questions de stratification sociale, de communautés urbaines, d’ethnicité, de culture populaire et de médias. La sociologie américaine lui doit, via sa douzaine d’ouvrages et ses centaines d’articles, des analyses rigoureuses des processus de pauvreté, sa concentration, son lien avec l’espace urbain, et des critiques féroces du concept de « culture de la pauvreté ». En 1988, élu président de l’association américaine de sociologie, il est le premier utilisateur de l’expression « sociologie publique » pour inciter ses collègues à un dialogue plus soutenu avec le grand public. Depuis, ce terme est devenu un mot d’ordre mobilisateur pour toute une frange de la sociologie, autour de Michael Burawoy qui en a repris ce flambeau.

 

La pauvreté est ordinairement étudiée par le biais des difficultés qu’elle provoque, des coûts qu’elle engendre, des politiques publiques ou privées qui la causent, ou bien des conséquences qu’elle produit sur les populations concernées. Herbert Gans renverse la perspective et cherche à identifier l’intérêt qu’ont certains acteurs au maintien ou à l’extension de la pauvreté. Au lieu de pointer les problèmes issus de la pauvreté, il en recherche les avantages : si elle survit aux politiques publiques, c’est que la pauvreté profite selon lui à certains groupes sociaux.

 

Herbert Gans rejoint ainsi une démarche intellectuelle inaugurée par Karl Marx, qui met à jour l’utilité de certaines classes paupérisées : loin de relever d’un « accident de l’histoire » ou d’un problème social soluble, elles sont le produit de lois économiques elles-mêmes nécessaires à la reproduction des classes aisées. Il en va ainsi des actifs inoccupés (« armée industrielle de réserve ») qui compriment les salaires et permettent d’accroître le taux d’exploitation des salariés1. De ce point de vue, selon Herbert Gans, les pauvres remplissent quinze fonctions différentes, et leur reproduction s’avère ainsi essentielle au bien-être de catégories supérieures.

 

Cette perspective offre un nouveau regard sur les transformations contemporaines de l’Etat social. La logique des réformes imposant de plus en plus de conditions à l'accès aux aides sociales, la fusion progressive de l’assistance et de l’assurance, la diminution des revenus de remplacement ou l’individualisation des prestations peut ainsi être avantageusement étudiée au prisme de l’utilité des pauvres. Serge Paugam le souligne dans La régulation des pauvres (2008, p.21) : « Le sociologue américain Herbert J. Gans avait clairement souligné (…) que, pour effectuer ce que l'on appelle "le sale boulot", il faut qu'il subsiste sur le marché du travail une frange de travailleurs n'ayant pas d'autres solutions que d'accepter les tâches dégradantes et faiblement rémunérées. » Peu étudié, le rôle des pauvres s’avère pourtant crucial. Non seulement pour comprendre qui perd et qui gagne à ces réformes, mais également pour saisir qui pourrait y perdre et qui pourrait y gagner.

 

Les débats autour du concept d’underclass aux Etats-Unis gagnent ici en profondeur. Cette notion peu précise mêle dans un même groupe social deux types de population stigmatisées, aux comportements considérés comme déviants et inacceptables : les hommes assimilés à des voyous, dont la présence constitue une menace envers l’ordre social et ses représentants dans leur intégrité physique et matérielle ; et les femmes rebaptisées « reines du welfare » (avatar moderne des pauvres « identifiés et punis comme déviants prétendus ou réels, afin d'appuyer la légitimité des normes dominantes » chez Gans), souvent noires, accusées de se complaire dans les allocations sociales et les maternités, dont la présence constitue une menace envers les valeurs sociales américaines et les mœurs du pays. La seule définition de l’underclass est le miroir inversé des acteurs qui en parlent, « lieu honni, fui et perçu de loin (et de haut) sur lequel chacun vient projeter ses fantasmes »2. Or, Herbert Gans nous montre ici que le rôle de réceptacle à fantasmes et support de la moralité publique est essentiel. En cela, l’underclass n’est qu’une forme discursive contemporaine de stigmatisation, dont on voit qu’elle épouse exactement les fonctions des pauvres étasuniens, mises à jour quarante ans auparavant. Ce texte d’Herbert Gans appuie donc la tentative de Loïc Wacquant depuis le début des années 2000, qui retrace là une continuité, malgré l’invention de mots nouveaux, entre pauvreté classique et underclass, aux fonctions similaires.

 

Sous l’angle plus académique, Herbert Gans lance le débat autour des limites du fonctionnalisme. Ce dernier est souvent accusé de complaisance vis-à-vis de l’ordre établi et d’imposer une pensée conservatrice, en justifiant l’état des choses comme « fonctionnel ». En proposant d’identifier plus finement les fonctions et dysfonctions selon les groupes sociaux, Herbert Gans tente de le disculper et montrer ses rapprochements possibles avec la « sociologie critique ». Il permet de sortir de l’ornière du fonctionnalisme pesant à la Parsons : considérer les éléments d’un système comme « fonctionnels » n’a pas grand sens… si le système dans son ensemble est orienté en faveur de quelques acteurs accumulant les ressources. Néanmoins, l’usage du fonctionnalisme pour une lecture de la société en termes de conflits pose certains problèmes qui ne semblent pas résolus par l’article d’Herbert Gans. La question de la fonction doit toujours être rapportée à un groupe social, et les activités afonctionnelles ou dysfonctionnelles peuvent être inversées selon la perspective. Le débrayage sur une chaîne de production est dysfonctionnel du point de vue de l’employeur, et fonctionnel du point de vue du salarié, par exemple. Comment raisonner à l’aide de concepts qui varient avec la situation de l’observateur et du rapporteur ? Herbert Gans pointe que bien des activités fonctionnelles assumées par les pauvres peuvent être remplacées… mais les solutions deviennent alors dysfonctionnelles pour les classes supérieures. Les niveaux se heurtent, et le risque est grand d’identifier la société et ses intérêts aux intérêts d’un certain groupe social qui la domine. Le fonctionnalisme peut jouer la fonction d’euphémisme des rapports de domination, et paraît toujours sur la pente glissante.

 

Enfin, on peut apercevoir en creux quarante-cinq ans d’évolution du champ universitaire dans cet article d'« une autre ère sociologique » (expression de l’auteur lors d’un échange courriel) où les frontières positivistes étaient moins solidement érigées vis-à-vis du tabou normatif ; ou du moins, où l'ambition d'interpréter et de transformer le monde n'était pas nécessairement dissociée du constat empirique. Herbert Gans combine ici plusieurs registres. Ses deux premières parties, très académiques et sans doute les moins accessibles, discutent les enjeux du fonctionnalisme et en exposent la démarche. La troisième partie du texte décrit une à une les quinze fonctions des pauvres dans la société américaine à l’aube de la "stagflation", tentant une synthèse des travaux en sciences sociales contemporains. La quatrième partie opère un glissement vers une approche normative, en niant le caractère irrévocable des fonctions précédentes : un grand nombre d’alternatives sont tout à fait envisageables pour certaines fonctions, qui retireraient à la pauvreté son utilité sociale. Une analyse fonctionnelle non conservatrice requiert aussi selon Herbert Gans de confronter systématiquement aux fonctions leurs alternatives.

 

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Publié dans GAMBERGE

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